Nous savons
que Claude Monet avait une cataracte intéressant successivement dans le temps
les deux yeux. Il s’était adapté à sa maladie oculaire et il pouvait poursuivre
sa peinture en se fiant à sa mémoire et à une vision de près résiduelle. Les choses
auraient pu être différentes s’il avait accepté l’opération d’emblée.
Revenons
sur l’histoire de la cataracte de Monet
En 1912, on découvre fortuitement une
cataracte de son œil droit.
« Il y a trois jours, j’ai constaté
avec terreur que je ne voyais plus rien de l’œil droit. J’ai tout planté
là pour aller vite me faire examiner par un spécialiste qui m’a déclaré que
j’avais la cataracte et que l’autre œil
était légèrement atteint aussi. »
Inquiet
pour sa peinture, il consulta plusieurs ophtalmologistes dont les docteurs Polack,
et Liebreich spécialistes des peintres. Ce dernier lui prescrivit des verres
de myope pour son œil gauche (la myopie avait été dépistée trois ans plus tôt).
Lors de ces consultations il obtint des avis contradictoires à propos de
l’intervention, ce qui ne l’encourageait pas à se faire opérer et cela malgré
les sollicitations de son ami Georges Clemenceau. Il faut dire qu’il était au
courant de la cécité postopératoire du peintre Honoré Daumier et des
ennuis similaires qu’avait connus Mary Cassatt. Par ailleurs il se rendit
compte qu’il voyait avec son œil gauche et qu’il pouvait continuer de
travailler. Pour toutes ces raisons, il allait sursoir à l’intervention.
Pendant près de dix ans l’acuité visuelle de l’œil Gauche
allait être l’élément essentiel de sa vision. En 1922 survint une brusque
diminution de l’acuité visuelle de cet œil
et tout s’écroulait. Il était dans la quasi obligation de s’arrêter de peindre et d’accepter
l’intervention. Son ami Clemenceau le décidera à se faire opérer par le Docteur Coutela.
Lors d’un examen le 7 septembre 1922 la vision était quasi nulle à droite et de
1/10ème à gauche. Contre toute attente il allait faire opérer son œil droit malade
depuis dix ans.
L'intervention eut lieu
en janvier 1923 à la clinique de Neuilly. Coutela décrit l'opération:
“ J'ai
procédé à droite à l'extraction de la cataracte (extra capsulaire) avec
aspiration des masses aussi complète que possible. Le soir même la chambre
antérieure était reformée : ce fut pour moi un grand soulagement.
L’intervention,
comme il était coutume à l’époque avec le protocole inauguré par Jacques Davier
(1693-1762), s’était déroulée en deux temps. Monet bénéficia en janvier 1923 d’une
iridectomie préparatoire suivie de l’extraction extra capsulaire du cristallin et
en juillet de la même année de l’extraction de la membrane. Grâce au port de
lunettes spéciales, Monet recouvrait l'usage de l'œil droit. Le chirurgien prescrivit un verre
correcteur teinté en vert pour rectifier la vision des couleurs. Malheureusement
Monet devait subir les diverses complications de ce type d’intervention (aphakie):
photophobie, perturbation de la vision des couleurs, vision double, et distorsion des images visuelles (forme et
espace). Ce sont peut être ces ennuis secondaires à l’intervention qui lui feront
refuser celle du deuxième œil, le
gauche.
Les
suites de l'intervention
furent assez pénibles pour le peintre qui avait mal supporté de passer 10
jours avec un pansement sur l'œil. Les verres correcteurs ne furent prescrits
qu'une vingtaine de jours après. Coutela écrivit à Clemenceau :
« La
vision de près peut être considérée comme à peu près parfaite après correction.
Pour la vision de loin, le résultat est moins extraordinaire : Monsieur Monet a
3 à 4/10ème, ce qui n'est pas mauvais... mais il lui faudra un certain
entraînement, car pour la vision de loin, il sera plus ou moins gêné. Bref je
suis très satisfait, d'autant que les péripéties ont été nombreuses. »
« … la
vision est suffisante pour la lecture de la palette à la distance habituelle,
suffisante aussi pour la vision parfaite des touches à la distance à laquelle
il se met habituellement. »
De son côté,
Monet n’était pas aussi satisfait que le Docteur Coutela. Il était même déçu et
perturbé par la correction optique de la vision de son côté droit. Il allait
en conséquence tout faire pour améliorer la vision de l’autre œil encore voyant qu’il utilisait par
intermittence pour peindre ou pour lire. Et notamment il utilisait un collyre
pour dilater la pupille et améliorer la vision de l’œil gauche. Monet était
surtout perturbé par une vision en bleu :
“ Je
vois bleu, je ne vois plus le rouge, je ne vois plus le jaune
; ça m'embête terriblement parce que je sais que ces couleurs existent; parce
que je sais que sur ma palette il y a du rouge, du jaune, il y a un vert
spécial, il y a un certain violet ; je ne les vois plus comme je les
voyais dans le temps, et pourtant je me rappelle très bien les couleurs que ça
donnait. ”Il faudra attendre le mois de juillet 1925 pour que l’adaptation de Monet à son aphakie soit complète et lui permette de voir les couleurs réellement présentes.
Pour étudier les conséquences de
l’intervention sur la peinture de Claude Monet, il est nécessaire de faire
cette étude sur deux périodes. Une première où il vivait les conséquences de
l’intervention et une seconde où il dit lui même avoir retrouvé la vision des
couleurs. Et pour se faire on dispose de :
Œil gauche
celui de la cataracte évoluée, non opérée, qui va servir de référence pour
la vision préopératoire
Œil droit
malvoyant depuis le début celui qu’il a fait
opérer, qui va servir de référence pour la vision postopératoire
Comparons
deux toiles du même sujet « le Jardin
aux roses » de Monet :
Fig.1 œil
avec la cataracte Fig.2 oeil opéré
73% couleurs chaudes 84% couleurs froides
Fig. 1 la
toile a été peinte avec l’œil gauche
et l’on y retrouve la prédominance des couleurs chaudes (73%) conformément à ce
que nous avions déjà signalé pour la vision des couleurs dans la cataracte.
Fig. 2 la
toile a été peinte avec l’œil droit
au décours immédiat de l’intervention et cette fois dominent les couleurs
froides (84%). Monet lui-même exprime son désarroi car il sait que les
couleurs rouge et jaune il les a sur sa palette mais il ne les voit plus. Pour
lui tout est bleu et cela est normal puisque au début de l’aphakie il y
a une cyanopsie ou vision des choses en bleu.
Pour préciser un éventuel retour à
la normale de la vision colorée de Monet après l’intervention, comparons
deux toiles l’une postopératoire précoce (fig.3-1923) l’autre
postopératoire tardive (fig.4-1925) pouvant permettre de juger de la
disparition ou non de l’aphakie et d’un retour à une vision presque normale.
(fig.3 - 1923) (fig.4 - 1925)
Œil
droit post opératoire Œil droit post opératoire
précoce tardif
Maison vue du
jardin aux roses Maison de Giverny
Dans la
« Maison vue du jardin aux roses »
1923 postopératoire précoce les stigmates de l’aphakie et d’une
cyanopsie sont présents. A l’inverse dans la « Maison de Giverny » 1925 postopératoire tardive la gamme des couleurs tend à redevenir normale avec la
réapparition de couleurs chaudes comme les rouges, momentanément disparues à cause de l'aphakie. Monet en 1925 affirmait que
sa vision des couleurs était revenue. Il pouvait donc enfin découvrir
les vraies couleurs de ses panneaux, qu’il avait longtemps peints sans pouvoir
en discerner la teinte exacte.
De nos
jours on aurait sauvé la vue de Monet. L'opération est devenue simple : on extrait
la cataracte hors de l’œil. Monet aurait pu voir parfaitement le jour même.
Mais alors, il
n'aurait jamais peint ses derniers chefs-d'œuvre de Giverny. Il n’aurait pas
ouvert la voie à l’abstraction en
peinture que caractérisent des couleurs qui se fondent les unes dans les autres,
un manque de forme rationnelle et de perspective comme dans 'la Maison vue
du jardin aux roses, 1922-1924.
La Maison vue du jardin
aux roses
Monet
mourra le 5 décembre 1926 des suites d’un cancer du poumon.
Ouvrages
consultés
CACHIN F. - L'Art du XIXè siècle (1850-1905) - Editions
Citadelles.
DENVIR B. - Chronique de
l'Impressionnisme ; histoire d'un mouvement jour après jour - Editions de la Martinière, Paris 1993.
ENCYCLOPEDIE de
l'Impressionnisme - Maurice Serullaz -
GEFFROY G. Monet sa vie,
son œuvre – éditions Macula 1980
HEINRICH Christoph –
Claude Monet – 2001 Taschen
LANTHONY P., des yeux pour peindre – RMN
LANTHONY P. les yeux des peintres – L’Age d’Homme 1999
MONNERET S. L’impressionnisme et son époque –
Dictionnaire international – Robert Laffont 1980
MUSEE MARMOTTAN - Hazan.,
Monet l’œil impressionniste – collectif 2008
REWALD J. Histoire de l’impressionnisme
- Albin Michel 1986
WALTHER Ingo F. – L’impressionnisme - Benedikt Taschen 1992
iI faut vite aller voir "la colère du tigre" .Il s'agit de l'amitié tumultueuse de Monet et Clemenceau et cette cataracte qui les brouilla un temps;un régal
RépondreSupprimercool!
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour ces informations, cela nous a bien aidé pour notre travail en AP art et sciences sur Monet! love x
RépondreSupprimerBonjour Monsieur :) Je suis étudiante en école d'Art-thérapie à Tours. Je site votre article dans mon mémoire parlant du l'impact de l'art-thérapie sur le sentiment d'isolement des personnes âgées. Je vous remercie pour cet article intéressant.
RépondreSupprimerQuand on a dit que Gauguin était syphilitique, que Monet était atteint de la cataracte ou que Van Gogh était alcoolique, on n’a rien dit. Simplement par le fait que vous avez des millions de syphilitiques, de gens qui ne voient que d’un œil et d’alcooliques et que vous n’avez qu’un Gauguin, qu’un Monet et qu’un Van Gogh. Prendre les peintres par leur côté « trop humain » n’apporte rien, sinon de l’anecdote. Et l’Art n’a que faire de l’anecdote. Jean-Michel René SOUCHE
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerIneffable génie? Vous avez tort, Monsieur Souche, de prendre de haut cette excellente page avec vos formules simplistes visant à réduire l’art à une sorte de magie ineffable et incompréhensible qui surgit comme par magie de l’esprit et des mains de quelques individus de génie... autant de vieux clichés d’esthète dénué d’idées et du désir d’en acquérir de bonnes. En réalité les recherches et les explications fournies ici par ce médecin bien informé, authentique savant et réel connaisseur d’art, valent mille fois mieux que les âneries inlassablement répétées par les simples d'esprit sur Claude Monet « évoluant vers l’abstraction » alors qu’en fait le pauvre jardinier de Giverny évoluait tout bonnement, à partir de 1908, vers la cécité, ce qu’il a reconnu lui-même. Cela ne vous intéresse peut-être pas, vous, mais je vous garantie que cela intéresse beaucoup les personnes qui, comme moi, se sont retrouvés, vers le même age que Monet, devant un diagnostic comme celui qu’il a reçu en 1908 puis en 1912 : cécité légale dans l’oeil droit (lumière seulement), acuité visuelle réduite à 10% dans l’oeil gauche. Dans ces conditions et devant les toiles de Monet je trouve que le VRAI miracle était qu’il a persévéré, contre la terreur et contre la rage de perdre complètement la vue, et qu’il a continué de travailler, et de faire ce qu’il a fait. Voilà, Monsieur, à quoi sert une page comme celle-ci, qui nous aide à comprendre que le génie n’est pas simplement donné, comme par magie ou comme par grâce, à quelques individus d’exception, mais qu’en plus que l’aptitude et le talent, le génie se développe et se consolide par le travail, la discipline, la force de l’âme.
Supprimer« Quand un chanteur a perdu sa voix, il se retire. Le peintre opéré de la cataracte doit renoncer à peindre : et c'est ce que je n'ai pas su faire », disait Claude Monet en mars 1925. Et c'est fort heureusement qu'il n'a pas su renoncer, car peu après (fin juillet 1925) Claude Monet avait recouvré à peu près complètement ce qu’il appelait sa « vision de peintre »...
Bravo
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe donne des cours d'histoire de l'art et de l'esthétique à l'université de Barcelone. Je trouve cet article fantastique; il me donne des idées pour entamer des reflexions à propos de si l'art est subjectif, objectif, sur le realisme et sur le regard que l'artiste porte sur la realité. Merci!
Merci beaucoup pour cet article instructif et bien structuré, cela m'a grandement aidé pour mon TPE !
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